Carthage 146 A.C.
Le premier génocide : Carthage, 146 A.C.
par
Ben Kiernan
Delenda est Carthago (« Carthage doit être détruite ! ») pourrait être la première incitation au génocide enregistrée par l’histoire. Ce furent les mots de Caton le Censeur (Marcus Porcius)[1]. Plutarque nous raconte que l’appel de Caton terminait chacun de ses discours au Sénat romain, « à tout propos » depuis 153 av. J.-C. jusqu’à sa mort, à l’âge de 85 ans en 149. Scipion Nasica (neveu et beau-fils de Scipion l’Africain, vainqueur d’Hannibal dans la deuxième guerre punique en 218-202 av. J.-C.) répliquait toujours : « Il faudrait laisser exister Carthage ». Mais ces opposants ont été réduits au silence[2]. Rome avait décidé la guerre « bien avant » le début de la troisième guerre punique, peu avant la mort de Caton[3]. Un de ses derniers discours au sénat en 149, devant une délégation de Carthage, fut crucial :
Qui sont ceux qui ont souvent violé le traité ? … Qui sont ceux qui ont fait la guerre de la manière la plus cruelle ? … Qui sont ceux qui ont ravagé l’Italie ? Les Carthaginois. Qui sont ceux qui demandent le pardon ? Les Carthaginois. Voyez comment il convient d’accueillir leur demande.
Les délégués carthaginois n’ont pas eu le droit de réponse. Rome a bientôt entrepris un siège de la cité la plus riche du monde qui a duré trois ans[4]. Sur une population de 200-400 000[5], au moins 150 000 Carthaginois ont péri. Appien a décrit une bataille dans laquelle « 70 000 hommes, y compris les non-combattants » ont été tués, probablement une exagération. Mais Polybe, qui a participé à la campagne, a confirmé que « le nombre des morts était incroyablement élevé » et les Carthaginois « totalement exterminés[6] ». En 146, les légions romaines conduites par Scipion Émilien, l’allié de Caton et beau-frère de son fils, ont rasé la cité, et envoyé en esclavage les 55 000 survivants, dont 25 000 femmes. Plutarque conclut : « L’annihilation de Carthage … a été essentiellement due à l’avis et aux conseils de Caton[7] ».
Il ne s’agissait pas d’une guerre d’extermination raciale. Les Romains n’ont massacré ni les survivants, ni les adultes mâles[8]. Carthage n’a pas non plus été victime d’un Kulturkrieg. Même si les Romains ont également détruit cinq cités africaines alliées de culture punique, ils ont épargné sept autres villes qui s’étaient ralliées[9]. Cependant, les Carthaginois avaient accepté en 149 la demande de Rome de rendre leurs 200 000 armes personnelles et les 2 000 catapultes. Ils ne savaient pas que le Sénat avait décidé secrètement de « détruire Carthage pour de bon, une fois la guerre terminée[10] ». La nouvelle demande fait par surprise, d’abandonner sur le champ leur cité, signifiait l’abandon de leurs autels et de leurs cultes religieux[11]. C’est pourquoi les Carthaginois ont résisté en vain. Rome a décidé « la destruction de la nation[12] ». Sa politique d’« extrême violence, » l’« annihilation de Carthage et de la plupart de ses habitants, » ruinant « une culture entière », correspond à la définition légale moderne de 1948 de la Convention sur le Génocide des Nations Unies : la destruction intentionnelle « totale ou partielle, [d’] un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel[13] ».
Il serait injuste de condamner les violations par les anciens Romains d’une loi criminelle internationale du xxe siècle, ou d’ignorer la très vive opposition que la politique de Caton a rencontré à Rome même[14]. Mais quelle idéologie demandait la disparition d’une cité marchande désarmée ? Indépendamment des raisons militaires imposant la poursuite du siège après 149, la motivation socio-politique du principal demandeur de la destruction est significative. Caton a finalement obtenu la majorité au Sénat, mais la profondeur de son implication personnelle était inhabituelle. Son catalogue des atrocités puniques a fait vibrer son audience, qui se rappelait les souffrances que l’armée d’Hannibal avait fait subir à l’Italie. Badian écrit que « la haine et les ressentiments envers [Carthage] ont dû couver dans les têtes des sénateurs, même si jusqu’aux années cinquante il n’y a jamais eu raisonnablement de doute sur la loyauté de Carthage[15] ». La liste, attribuée à Caton, des violations du traité par les Carthaginois était non seulement légaliste – aucun autre écrivain « n’a mis un tel accent sur le sujet » – mais historiquement peu solide[16].
La pensée générale de Caton partageait également un grand nombre de caractéristiques modernes avec les tragédies récentes comme le génocide arménien, l’holocauste, et les catastrophes du Cambodge et du Rwanda. Ceux qui ont commis ces crimes du xxe siècle étaient, tout comme Caton, mus par l’expansionnisme militaire, l’idéalisation de l’agriculture, les idées de hiérarchie des sexes et de hiérarchie sociale ainsi que par les préjugés raciaux ou culturels[17].
L’expansion militaire
En dépit de la « stupéfiante régularité des guerres faites par Rome » à cette époque, la politique de destruction de Carthage était inhabituelle. Elle a été à la fois planifiée à l’avance et poursuivie après la capitulation de la cité. Les auteurs ont des avis divergents sur la menace que présentait Carthage[18], et sur le fait que les demandes de Rome étaient calculées pour la minimiser[19], ou étaient provoquées par un « énorme appétit de pouvoir[20] ». Mais pour Caton, le danger était tout aussi bien interne. Administrateur distingué et brillant orateur romain, homme de lettres et d’action (« Colle au sujet ; les mots suivront[21] »), en tant que vétéran de la deuxième guerre punique, il ne mâcha pas ses mots lorsqu’il a critiqué pour la première fois la prodigalité de Scipion l’Africain. Par des allégations de corruption incessantes, Caton s’est acharné sur Scipion jusqu’à la mort de celui-ci en 183. Pline a noté que l’histoire de Caton des deux premières guerres puniques « a omis les noms » de plusieurs Scipions et d’autres commandants de légions, ne nommant ironiquement que l’éléphant d’Hannibal[22]. La gloire était une tentation dangereuse. Pour Caton, « l’avarice et l’extravagance … ont été la source de la destruction de tous les grands empires[23] ». De même, il a insisté sur la domination militaire romaine. « Les Carthaginois sont déjà nos ennemis; car celui qui prépare une action contre moi, de manière à pouvoir faire la guerre au moment qui lui convient, est déjà mon ennemi même s’il n’utilise pas encore d’armes[24] ».
Élu consul en 195, Caton a pris le commandement de l’Hispanie auparavant dominée par les Carthaginois et a maté des rebellions importantes. Il était un général courageux et efficace, remarqué « pour sa cruauté envers ses ennemis défaits[25] ». Tite-Live lui montre de la sympathie : « Caton a eu plus de difficulté à faire plier l’ennemi … parce qu’il devait dans les circonstances les reconquérir comme des esclaves ayant demandé leur liberté ». Caton a commandé ses officiers en Hispanie « pour forcer cette nation… de reprendre le joug qu’elle avait rejeté ». Pour une seule bataille, Tite-Live cite à peu près 40 000 ennemis tués. Lorsque sept villes sont entrées en rébellion, « Caton a conduit son armée contre elles et les a soumises sans qu’aucune bataille vaille la peine d’être mentionnée », mais, ensuite, après leur nouvelle révolte, il s’est assuré que « les vaincus n’allaient pas bénéficier du même pardon qu’avant. Tous ont été vendus comme esclaves sur le marché public ». Plutarque, quant à lui, indique que Caton avait soumis certaines tribus par la force, et d’autres par la diplomatie. « Caton lui-même affirme avoir capturé plus de villes en Hispanie que le nombre de jours qu’il y a passé. Et ce n’est pas un vain mot, s’il est vrai que ce nombre a effectivement dépassé les 400 ». Néanmoins Caton « est resté en Hispanie un peu trop longtemps ». Un des Scipions a tenté de le relever de son commandement. En réponse, Caton a pris « cinq compagnies d’infanterie et 500 chevaux et soumis la tribu des Lacetani (Iaccetani) par la force des armes. De plus, il a repris et exécuté six cents de ceux qui étaient passés à l’ennemi[26] ». à l’instar d’autres chefs, Caton était sanglant devant l’opposition militaire et tolérant envers ceux qui offraient leur soumission.
En 154, la rébellion éclata de nouveau en Hispanie. Depuis Rome, Caton allait suivre de très près ces événements. La révolte des Lusitaniens a été suivie d’une autre en Macédoine en 151, et enfin par celle des Achéens dans le Péloponnèse deux ans plus tard. En 152, en mission à Carthage à l’âge de 81 ans, Caton fut choqué par le renouveau de la ville après la défaite. Débarrassée de l’empire, Carthage était redevenue une florissante métropole marchande, « bourgeonnant de nombre de jeunes, débordant de richesses, pullulant d’armes ». à son retour, « alors qu’il remettait de l’ordre dans les plis de sa toge au Sénat, Caton a laissé tomber à dessein quelques figues de Libye et lorsque tous eurent admirer leur taille et leur beauté, il expliqua que le pays qui les avait produites n’était qu’à trois jours de navigation depuis Rome[27] ». Cette menace devait être éradiquée.
L’idéalisation du fermier
Caton posait. Ces figues ne pouvaient être venues de Carthage, à plus de six jours de voyage en été. Son auditoire de « sénateurs-agriculteurs » savait probablement qu’elles venaient du propre domaine de Caton près de Rome. Certains avaient même pu lire ses conseils sur la manière de planter des figues africaines en Italie[28]. Les produits carthaginois arrivaient à peine sur le marché italien. Carthage a-t-elle été anéantie pour éviter la concurrence avec les marchands romains dans le reste de la Méditerranée ? Mais Caton se moquait des marchands, Romains ou Carthaginois. Interrogé sur le prêt d’argent, il répondit : « Vous pourriez me demander tout aussi bien ce que je pense du meurtre[29] ». L’unique œuvre qui reste de lui, De Agri Cultura, commence par une comparaison toute en contrastes du marchand avec le citoyen idéal de Caton – le fermier :
Il est vrai que gagner de l’argent par le commerce est parfois plus profitable, si ce n’était pas si aléatoire ; de même que le prêt d’argent, s’il avait été aussi honorable. Nos ancêtres ont adopté ce point de vue, qui a pris forme dans leurs lois … Et lorsqu’ils voulaient faire l’éloge d’un homme digne, cet éloge prenait la forme de : « bon fermier » et « bon colon »; celui qui était traité ainsi pouvait être considéré comme ayant reçu le meilleur des éloges. Le marchand, je le considère comme un homme entreprenant et tout disposé à faire de l’argent ; mais, comme je l’ai dit ci-dessus, c’est une carrière dangereuse et pouvant se muer en désastre.
« D’autre part, » continue Caton, « c’est de la classe des fermiers que viennent les hommes les plus braves et les soldats les plus vigoureux, leur vocation est celle qui est le plus respectée, leurs moyens d’existence sont les mieux assurés et sont considérés avec le moins d’hostilité et ceux qui sont engagés dans cette voie sont moins enclins au mécontentement[30] ».
Caton voyait l’agriculteur loyal, utilisant souvent le travail des esclaves capturés dans les campagnes à l’étranger, comme la fondation de la puissance romaine dans la nation et à l’étranger. Selon Polybe, « Caton a déclaré une fois dans un discours public que tout le monde pouvait voir que la république allait péricliter lorsqu’un joli garçon pourrait coûter plus qu’un lot de terre et les jarres de poisson plus que les laboureurs[31] ». Descendant d’une ancienne famille plébéienne, il cultivait « avec plaisir une vie de simplicité et d’autodiscipline, » même s’il possédait de « grandes plantations » d’esclaves, et « préférait acheter les prisonniers de guerre encore jeunes et malléables, comme des jeunes chiens », et, selon les affirmations de Plutarque, a pratiqué « la catégorie la moins honorable branche du prêt financier[32] ».
L’hypocrisie attribuée à Caton est moins grave que sa vision romantique des paysans par opposition aux marchands, la signification militaire pour sa politique carthaginoise et son influence idéologique permanente. Après le désarmement par Rome des Carthaginois en 149, le consul Censorinus leur a commandé de s’éloigner à dix miles du littoral, « car nous sommes décidés à raser votre cité jusqu’au fondations ». Censorinus a expliqué les raisons des Romains : « La mer vous a fait envahir la Sicile et la perdre de nouveau…. [ceci] engendre toujours une disposition à l’avidité de par la facilité même du gain… Les prouesses navales sont comme les gains des marchands – bon profit aujourd’hui et ruine totale le lendemain… Croyez-moi, ô Carthaginois, la vie dans les terres, avec les joies de l’agriculture et sa tranquillité, est beaucoup plus sereine. Même si les gains de l’agriculture sont, peut-être, plus faibles que ceux de la vie marchande, ils sont sûrs et beaucoup plus faciles à conserver… une cité dans les terres bénéficie de la sécurité d’une terre solide ». Harris rappelle « le conseil de Platon affirmant que si une cité ne voulait pas être envahie par le commerce et ses conséquences morales, elle devait être séparée par 80 stades (10 miles) de la mer[33] ». Rome se trouve à 16 miles à l’intérieur des terres.
Sexe et pouvoir
Caton a « idéologisé » la paysannerie, mais n’a pas promu les intérêts de ses membres. Les femmes devaient également rester à leur place : « Le plus grand danger arrive, dans toutes les classes sociales, lorsque l’on permet les assemblées, les conférences et les consultations secrètes. » Caton s’opposait ici à l’abrogation en 195 av. J.-C. d’une loi de guerre interdisant aux femmes le droit de « posséder plus d’une demi-once d’or, de porter des vêtements bariolés ou de se promener dans un véhicule tiré par des chevaux dans une cité ou une ville ». En demandant à haute voix l’abrogation de cette loi, comme nous le dit Tite-Live, un nombre croissant de femmes « est venu des petites villes et des centres ruraux [et] a envahi toutes les rues de la cité et tous les abords du Forum ». Caton leur a demandé : « Êtes-vous habituées à courir dehors dans les rues, en bloquant les voies et en interpellant les maris d’autres femmes ?… Ou bien, êtes-vous plus séduisantes dans la rue qu’à la maison, plus séduisantes pour les maris d’autres femmes…? Et encore, même à la maison,… vous ne devriez pas vous préoccuper de la question des lois à faire passer ou abroger ici ». Les femmes politisées étaient une menace interne contre la république.
Notre liberté, renversée à la maison par l’indiscipline des femmes, est maintenant mise en pièces et foulée aux pieds ici aussi, dans le Forum. C’est parce que nous ne les avons pas tenues sous contrôle individuellement que nous en sommes maintenant terrorisés par elles collectivement… Mais nous (que le ciel nous en préserve !) leur accordons à présent une place même dans la politique et le droit d’apparaître au Forum et d’être présentes à nos réunions et assemblées !… Ce à quoi elles aspirent est la liberté totale, ou plutôt … la licence complète … Au moment même où elles deviendront vos égales, elles seront vos supérieurs. Dieux du ciel !
Caton a dénoncé la cohue féminine comme un « animal non domestiqué », une « sécession des femmes ». Il a comparé l’événement à une révolte de la plèbe, mais a également fait un exemple de « cette riche femme de là-bas » qui voulait tout simplement afficher sa richesse. Il préférait que « les vêtements de [toutes] celles-ci soient uniformisés[34] ».
Pour Caton, ceci était en majeure partie affaire de contrôle social. Selon Plutarque, « comme il croyait que, parmi les esclaves, le sexe était la cause majeure de délinquance, il avait établi une règle selon laquelle ses esclaves mâles pouvaient, moyennant une certaine taxe, avoir des relations sexuelles avec ses esclaves du sexe féminin, mais il n’était permis à aucun d’entre eux de fréquenter une autre femme ». Après la mort de la femme de Caton, une prostituée « le voyait à l’insu de tous ». Dans la vie publique, il était plus sévère. En Hispanie, lorsque Caton a découvert qu’un de ses officiers avait acheté trois garçons captifs : « Caton a vendu les garçons et a rendu la somme au trésor ». Une fois il a banni du Sénat un homme qui « avait embrassé sa propre épouse en plein jour et devant sa fille ». Caton a plaisanté en public en affirmant qu’il n’avait « jamais embrassé son épouse sauf après un fort coup de tonnerre » – la bénédiction de Jupiter[35].
Les femmes n’étaient pas le seul groupe domestique dont les activités indépendantes suscitaient la peur de menaces extérieures ou justifiait l’expansion vers l’extérieur. En 186, des magistrats romains ont découvert et poursuivi un culte bachique prétendument conspirateur qui patronnait des actes sexuels illicites, en violation d’un interdit de secret et de prêtres mâles. Composé à l’origine de femmes, le culte avait remplacé son objectif principal par l’activité homosexuelle masculine. Les magistrats « ont reconnu coupables d’actes sexuels infâmes un grand nombre d’hommes et de femmes » au service d’un culte qu’ils ont qualifié d’« étranger » et de « non romain ». En 156, le Sénat a déclenché une invasion de la Dalmatie dans une large mesure « parce qu’ils ne voulaient pas que les hommes d’Italie devinssent efféminés sous le charme durable de la paix[36] ».
Race et culture
La carrière militaire de Caton a fini en 191 après un fait d’armes intrépide qui a scellé la victoire de Rome en Grèce. Mais chez lui, « il n’a jamais cessé de se mêler de querelles pour le bien de la république ». Il est devenu un procureur pugnace et « un opposant vigoureux de la noblesse, de la vie luxueuse et de l’invasion en Italie de la culture grecque ». Ces sujets étaient apparentés : les nobles « introduisant à Rome le luxe et le raffinement grec[37] ». Dans cette affaire, Caton visait les nobles plus encore que les marchands.
Selon Caton, la corruption exotique menaçait la culture romaine : « Nous avons croisé en Grèce et en Asie (des régions remplies de toutes sortes d’attractions sensuelles) et nous avons même touché aux trésors des rois – j’ai bien peur que ces choses nous conquièrent avant que nous les conquérions ». à cette époque, comme l’expliquait Plutarque, « Rome était, de par sa taille, incapable de préserver sa pureté ; car par sa domination sur un grand nombre de pays et de peuples, elle entrait en contact avec des races différentes et était exposée à tous les modèles de comportement possibles ». Comme le montre Ramsay MacMullen, « la vie urbaine était à moitié importée ». Les Romains utilisaient des termes grecs non seulement pour l’architecture de la maison, les équipements, les conteneurs et la nourriture, mais également pour la cosmétique, « les enjolivements et les petits cadeaux, les choses qui feraient plaisir dans les soirées ou au théâtre, les termes techniques de la science et de la mécanique, les actes et les objets du culte, la terminologie du voyage et du commerce maritime ». L’aristocratie romaine « était entourée, flottait sur une mer de produits et d’objets d’usage quotidien venus de l’Orient ». Ceci déclencha l’inévitable réaction conduite par Caton. Il y avait « deux écoles de pensée dans les classes dominantes, en guerre sur le style de vie convenable[38] ».
Les historiens romains précédents avaient écrit en grec. Caton produisait maintenant le premier ouvrage historique en latin.[39] Son innovation était l’expression d’une idéologie conservatrice. Ses sept livres n’ont pas survécu. Mais un sommaire dû à Cornelius Nepos révèle les préoccupations de « moralisatrices et didactiques, et de pionnières de l’ethnographie » de Caton. Un livre racontait l’histoire des anciens rois de Rome et deux autres traitaient des « origines de toutes les communautés d’Italie, » des guerres puniques, et autres « événements et visions de l’Hispanie et de l’Italie[40] ». Le préjugé racial, tel que nous le connaissons, était relativement peu courant dans l’ancien monde[41], mais Caton s’est concentré sur les origines de Rome, comme distinctes de celles de ses ennemis, et sur les secrets de ses succès – économie agricole, morale et discipline. Rome, écrivait-il, suivait les mœurs des Sabins – les aïeux de Caton – qui prétendaient descendre des durs Spartiates. Les Ligures, par contre, étaient « illettrés et menteurs ». Les Grecs de l’époque de Caton étaient « une race totalement vile et indisciplinée[42] ». Il a admiré certains aspects de leur histoire et a même appris leur langue dans la dernière partie de sa vie, mais a condamné « systématiquement toute la littérature grecque » et promu une série de mesures répressives, dont l’expulsion des maîtres de l’épicurisme et la destruction des œuvres philosophiques grecques. L’hostilité de Caton contre la rhétorique grecque a conduit à une autre persécution contre les philosophes et les enseignants, en 161[43]. À l’âge de 79 ans, il a expulsé le sceptique grec Carnéade, qui était de passage et dont la brillante rhétorique était en train d’attirer les jeunes de Rome vers la philosophie. Caton « a réussi à chasser tous les philosophes de la cité, » dit Plutarque. « Troublé par cette passion pour les mots… il en était arrivé à des conflits avec les recherches philosophiques en général et essayait à grands frais de discréditer la civilisation et la culture grecque dans son ensemble[44] ». Il a attaqué un adversaire politique pour avoir chanté et interprété des vers grecs. « La luxure et le relâchement » des Grecs, même la culture, tout comme les habits colorés et les figues libyennes, nourrissaient l’extravagance et le déclin de Rome. Caton était convaincu que « la cité avait besoin d’une grande purge[45] ».
La vue de Caton sur Carthage était simplement sa réponse la plus appuyée devant un panorama de dangers. Sa perception de la combinaison de subversions étrangère et interne aide à expliquer la détermination de Caton à détruire Carthage. Plutarque a considéré que Scipio Nasica, pour sa part, préférait garder la menace sous la main, « comme une bride, pour servir à corriger l’impudence des masses, puisqu’il a senti que Carthage n’était pas assez puissante pour pouvoir l’emporter sur Rome, mais non plus si faible pour pouvoir être traitée avec mépris. Mais, pour ce qui est de Caton, c’est précisément ce qui lui paraissait une source d’inquiétude, car une cité qui a été toujours grande et, en plus, à présent assainie et châtiée par les dures conditions imposées, menaçait le peuple romain au moment où celui-ci était largement ivre et chancelant à la suite de l’autorité nouvellement acquise. Il ressentait au contraire qu’il lui fallait éliminer de toute façon les menaces à leur suprématie venant de l’étranger et se donner eux-mêmes l’occasion de réparer leurs défaillances internes ». La destruction de Carthage par Rome et le sac de Corinthe sont arrivés la même année[46]. Un spécialiste suggère qu’en rabâchant sur Carthage, Caton visait « à lancer Rome dans une guerre longue et difficile en Occident, » contre un ennemi traditionnel, par peur qu’une implication plus durable en Grèce et en Orient puisse menacer l’identité culturelle de Rome[47]. Les notions au sens large, de culture et de politique de Caton ont encouragé une hostilité violente et vindicative envers Carthage, qui ne s’appliquait pas aux autres régions.
La menace que Carthage faisait peser sur Rome était insignifiante face à celle que l’idéal de Caton d’une communauté rurale ethnique, contrôlée et militarisée, faisait peser sur Carthage. D’un moindre façon, sa vision menaçait également les droits des citoyens romains. La pensée de Caton souligne les liens entre les aspects internes et transnationaux des politiques de génocide – anciennes et modernes[48].
Histoire et mémoire
Après la destruction de Carthage, Rome a gouverné la Méditerranée. Mais depuis 49 avant J.-C., la république était ruinée par les guerres civiles. C’est à cette époque que Virgile a commencé à écrire ses poésies pastorales en latin. Sa quatrième Églogue présageait d’« une nouvelle race » descendant des cieux pour « finir avec la race de fer et apporter la race d’or dans le monde entier ». Dans les Géorgiques, qui sont apparues en 29 avant J.-C., Virgile a abordé un thème plus proche de l’agriculture[49] :
… Le fermier
Retourne le sol avec le soc crochu de la charrue ; d’ici
Ressort son travail de l’année ; d’ici il va nourrir aussi
Le pays et la ferme, …
Pendant que les doux enfants s’accrochent à ses lèvres ;
Sa chaste maison garde sa pureté ; …
Virgile fait remonter ce bonheur de l’agriculture à l’héritage italique qui a donné sa gloire à Rome : « Telle vie d’antan menaient les vieux Sabins, comme Rémus et son frère … et Rome devint la plus honnête cité au monde[50] ».
Les guerres civiles se sont achevées en 30 avant J.-C. par la victoire d’Octavien sur Antoine et Cléopâtre en Égypte. L’année suivante, Octavien est rentré à Rome, pour devenir l’empereur Auguste en 27. Virgile a passé ses dix dernières années (29-19) à composer son poème épique impérial, l’Énéide, après avoir donné une vision de l’histoire : « Je conduirai les Muses à la maison comme des captives dans une procession triomphale[51] ». Ceci exprimait également son point de vue sur le sexe. Ellen Oliensis écrit : « Dans le monde des pastorales de Virgile, les filles ne chantent pas ; elles ne sont pas actrices, et si jamais elles sont citées, nous ne les entendons jamais parler[52] ». Dans l’Énéide, à la suite de Caton, les femmes sont des « créatures inquiétantes et violentes, prêtes à provoquer des scènes terribles, » qui incarnent même un « choc entre la civilisation occidentale et l’éclat barbare et les divinités animales de l’Orient ». Lorsque Cléopâtre commandait ses navires de guerre, « Des dieux monstrueux mêlés de toutes natures, l’aboyeur Anubis, pointent leurs traits …[53] »
L’Énéide fait remonter la gloire de Rome et d’Octavien au fondateur putatif de la cité, un survivant de la destruction de Troie par les Grecs. Caton avait écrit sur les Troyens d’Énée et leur arrivée légendaire au Latium, où il affirme qu’ils tuèrent dans une bataille le roi local Latinus. Virgile a transformé Latinus en un allié d’Énée, en faisant d’Énée un symbole national, tout comme il appelait les abeilles laborieuses des Géorgiques « de petits Romains ». Octavien a proclamé qu’il descendait d’Iule, fils d’Énée[54]. Et tout comme Octavien a conquis Cléopâtre, Virgile compare la destinée d’Énée à celle d’une autre reine d’Afrique du nord – Didon de Carthage.
Le récit de l’Énéide commence par : « Il y avait une ancienne cité… » ; les lecteurs de Virgile auraient pu penser à Rome ou à Troie. Mais il se référait à une autre cité : « des colons tyriens l’habitèrent – Carthage, en face de l’Italie, au loin, et des bouches du Tibre, opulente, intraitable en son ardeur guerrière. Junon la chérissait plus que toute autre sur la terre … Mais elle avait ouï dire que du sang des Troyens une lignée se prolongeait qui un jour jetterait bas les citadelles tyriennes …[et] viendrait pour la ruine de la Libye[55] ».
Le deuxième livre de l’Énéide offre une des plus étonnantes peintures littéraires du génocide – la destruction de Troie. Énée raconte la malheureuse chute de la cité et sa propre fuite dangereuse. « Quelle parole saurait dire le désastre de cette nuit et ses morts ; qui pourrait de ses larmes égaler nos douleurs … ? … ; par milliers, des êtres sans défense sont massacrés dans les rues … ». Énée raconte une « orgie de tuerie » près du palais du roi Priam, et ajoute : « j’ai vu Hécube et les cent brus et Priam au milieu des autels souillant de son sang le feu … Les cinquante chambres nuptiales, gage si sûr d’une postérité … ont été jetées bas … Là Hécube et ses filles, vainement, autour des tables consacrées, comme colombes qu’abat une noire tempête, étaient assises … C’est ainsi que prit fin la destinée de Priam, … [un] corps sans nom ». Il périt « pendant l’incendie de Troie », tandis que les hommes d’Énée « ont tous disparu : ils se sont précipités en se jetant contre le sol ou ont livré aux flammes leur corps douloureux[56] » – de la même façon que l’épouse du dernier commandant de Carthage, Hasdrubal, devra plonger avec ses enfants dans les flammes de sa cité des siècles plus tard. vivante description d’un génocide légendaire remplaçant celui que l’histoire ne relate pas.
tragique ironie, c’est Énée qui raconte son histoire à Didon, la fondatrice de Carthage. Les lecteurs de Virgile connaissaient tous, et il vient justement de le leur rappeler, le sort de Carthage elle-même. Lorsque Énée débarque en Afrique du nord avant de toucher l’Italie, il trouve Didon, elle-même réfugiée de Tyr, fondant sa nouvelle cité. Mais Jupiter a promis à la Rome d’Énée « un empire qui ne connaîtra pas de fin » (imperium sine fine). Virgile fait en sorte que Jupiter soumette le « tempérament féroce » des Carthaginois de peur que Didon « dans son ignorance du destin … n’éloigne de ses frontières … » les ascendants troyens des Romains destinés à la détruire. Les ironies de Virgile sont grossières et rapides. « Les Tyriens travaillaient avec ardeur : les uns prolongent des murailles, bâtissent la citadelle, roulent à force de bras des pierres sur les pentes ; d’autres choisissent un lieu pour leur maison … ils se donnent des lois, des magistrats, un sénat vénérable … Ainsi les abeilles, en l’été nouveau, par les campagnes en fleur : [elles travaillent pour] les petits de leur nation … » En attendant de rencontrer Didon, Énée les voit érigeant un temple. Alors une « vision étrange … apaisa ses peurs », en lui donnant « plus de confiance dans le futur ». Sur les murs du nouveau temple il y avait des scènes de batailles récentes de Troie ! Énée pleura : « Est-il un lieu … qui déjà ne soit plein du bruit de nos travaux ? Priam devant nous ! Ici même … les larmes coulent au spectacle du monde, le destin des mortels touche les cœurs … cette renommée … fera notre salut[57] ». Virgile, « le poète visionnaire de l’empire et de la vie humaine[58] », construisait la destruction de Carthage dans sa propre création.
Comme Énée « s’émerveille » de voir ces tableaux, se reconnaissant lui-même « aux prises avec les princes achéens » Didon arriva. Les lecteurs romains devaient être en haleine. Pour corser l’action, un Troyen assure même Didon que « Nous ne sommes pas venus ravager par le fer les pénates libyens ou emporter vers le rivage le butin … » Didon leur dit par mégarde: « La ville que je fonde est la vôtre. Tirez au sec vos navires… » Énée répond : « … nous, reste échappé des Danaens … [ceux qui survivent] de la nation dardanienne dispersée dans le vaste monde. Que les dieux – si quelques puissances ont égard aux âmes pieuses …te donnent dignes récompenses ! » Didon raconte alors ses propres pérégrinations, et inconsciente du futur, ajoute : « Je n’apprends pas à secourir les malheureux en femme qui ignorerait le malheur[59] ».
Vénus, la mère d’Énée, craint toujours « cette maison douteuse et les Tyriens à la langue double ». La déesse apprend qu’Énée envoie à Carthage son fils Iule, ancêtre des futurs conquérants romains, portant « des cadeaux, arrachés aux ruines de Troie » – un manteau apporté ici par Hélène et le sceptre de la fille de Priam. Vénus envoie Cupidon avec les dons, sous la forme d’Iule. Et ainsi l’infortunée Didon, « vouée au mal qui va venir, la Phénicienne », tombe amoureuse d’Énée. Inconsciente du danger apporté par les dons troyens, « Didon condamnée par le destin » fête cette « journée … heureuse pour les Tyriens et pour ceux qui nous viennent de Troie ; puissent nos descendants en garder la mémoire ». Accompagnée comme l’infortunée Hécube par une centaine de femmes esclaves, Didon « faisait durer la nuit … interrogeant de Priam ». Cédant à son insistance, Énée lui raconte l’histoire de « Priam condamné par le destin » et « du dernier jour d’un peuple condamné ». Pendant que les survivants rampent hors de la cité, « Horreur partout pour l’âme, et à la fois l’étendue même du silence est terrible … [Troie] fait monter du sol sa fumée …[60] ».
la puissance dramatique des diverses formes d’ironie employées par Virgile venait de la connaissance par les lecteurs romains du sort similaire, bien que plus récent, de Carthage, annoncé involontairement à Didon par le récit que lui fait Énée de la chute de Troie. Les Romains n’avaient pas besoin qu’on leur rappelle explicitement la destruction de Carthage. Virgile y adhère en passant outre sous un silence qui exacerbe le drame, mais glace réellement le sang. La décision d’Énée de quitter Carthage fait vivre à Didon le cauchemar de « voir ses Tyriens dans un pays vide ». En regrettant ne n’avoir pas détruit « père et fils et toute leur race », elle lance cette malédiction sur Énée : « Qu’il puisse… voir son peuple innocent mourir … Quant à vous, mes Tyriens, vous devez poursuivre de votre haine toute la lignée de ses descendants… Qu’il n’y ait pas d’amour entre nos peuples et aucun traité … bord contre bord, mer contre mer, sabre contre sabre. Que la guerre s’installe entre les nations et entre leurs fils à jamais ». Le suicide de Didon par le feu lorsque les navires d’Énée partent fonder Rome rappelle non seulement le début légendaire de Carthage, mais présage encore une fois de sa fin, lorsque l’épouse de Hasdrubal suit l’exemple de Didon[61].
Plus tard, Énée rencontre Didon au cours de son voyage aux Enfers. Il demande en pleurant : « La cause de ta mort, hélas ! fut-ce moi ? … Elle … ne marque pas dans son visage plus de sentiment que si dur silex elle était ou que fût là debout un marbre de Marpessos », à la manière des pierres rasées de Carthage. « Enfin elle s’arracha et hostile s’enfuit dans le bois plein d’ombre … Énée, touché au cœur par la dureté de ce sort, la suit de loin, les yeux en larmes, plein de pitié », comme si Virgile lui-même contemplait en silence la disparition de sa cité. Alors l’ombre du père d’Énée, Anchise, lui montre le futur, « la gloire qui pour les siècles futurs va escorter … ces neveux nés de race italienne ». Romulus, César, « et toute la descendance d’Iule » y défilent. « Qui pourrait te passer sans mot dire, grand Caton … ? … ou ces … deux foudres de la guerre, les Scipions, fléau de la Libye[62] ? »
L’Énéide dépeint des siècles d’une mortelle inimitié mutuelle entre Rome et Carthage et les relie toutes deux à Troie. La métaphore dramatique de Virgile qui fait de Rome un « empire sans fin » comme produit de génocides perpétrés à un millénaire de distance résonne dans toute la civilisation occidentale même après deux millénaires. Ce que Dryden appelait « le meilleur poème du meilleur poète » a assuré à Virgile une « ascendance ininterrompue de dix-huit siècles[63] ».
Dans les décennies qui suivent la mort de Virgile, Tite-Live a fini son Histoire de Rome depuis sa fondation. Mais tous les livres 46-142 de Tite-Live, y compris sa narration de la troisième guerre punique, ont disparus. Ce qui a fait terminer son récit in extenso à 167 avant J.-C. Même le Livre 44, avec sa prédiction rajoutée de « la destruction de Carthage », n’a été redécouvert et imprimé qu’en 1531[64]. Dans ses premiers travaux, Tite-Live a placé Caton le Censeur « très au-dessus » de ses pairs pour sa « force de caractère » et son « génie versatile ». Il fut « le plus brave des soldats dans la bataille », un « général hors pair », le « plus doué » des juristes et « l’avocat le plus éloquent », dont les mots ont « été préservés, inviolés, dans des écrits de toute sorte ». Pour Tite-Live, Caton était « un homme d’une constitution de fer, tant par le corps que par l’intellect, » doté d’« une intégrité sans faille et un mépris complet de la gloire et des richesses[65] ». Avec la subtile transposition en légende troyenne et à la gloire de Rome que fait Virgile à la tragédie de Carthage, les supputations de Tite-Live sur les débuts de Caton et le silence de son récit perdu de la troisième guerre punique ont avalisé la réputation historique de Caton comme modèle de dirigeant de la République.
Ben Kiernan.
(Genocide Studies Program, Director, Yale.)
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Daniel Arapu.
[1]. M. Dubuisson, « “Delenda est Carthago :” remise en question d’un stéréotype », Studia Phoenicia X, guerres puniques, Louvain, 1989, p. 279-87 ; F. Limonier, « Rome et la destruction de Carthage : un crime gratuit ? », Revue des Études Anciennes, 101, no. 3-4, 1999, 405-11 ; W. Huss, Geschichte der Karthager, Munich, 1985, p. 436-57 ; E. Maroti, « On the Causes of Carthage’s Destruction », Oikumene 4, 1983, p. 223-31.
[2]. Plutarque, Les Vies d’Aristide et de Caton, tr. D. Sansone, Warminster, 1989, p. 159 ; Serge Lancel, Carthage, Oxford, 1995, p. 410 ; E. Badian, Foreign Clientelae (264-70 av. J.-C.), Oxford, 2000, p. 130-33.
[3]. Polybe, 36.2.1 ; W. V. Harris, « Rome and Carthage », The Cambridge Ancient History, Vol. VIII, Rome et la Méditerranée jusqu’à 133 av. J.-C., 2e éd., Cambridge, 1989, p. 148-49, 152.
[4]. Maroti, « Carthage’s Destruction », p. 228, citant Rhet. ad Herenn., IV.14, 20 ; Polybe, 18.3.59.
[5]. Strabon a estimé la population de Carthage c. 149 avant J.-C. à 700 000 habitants (17.3.15). B.H. Warmington considère ceci impossible et suggère 200 000, même si « au début du iiie siècle … il serait surprenant si elle n’approchait pas 400 000 habitants » (Carthage, Londres, 1980, p. 124-27). Appien a rapporté que la population a augmenté « sensiblement » après 201 av. J.-C. (Histoire romaine 8.10.69), comme l’archéologie l’a « totalement confirmé » (Ursula Vogel-Weidemann, « Carthago Delenda Est : Aitia and Prophasis », Acta Classica, XXXII, 1989, p. 79-95, à 86-7). Huss ajoute que pendant le siège, « de larges secteurs de la population rurale ont trouvé refuge entre les murs de la cité » (Geschichte, 452).
[6]. Appien, Histoire romaine, 8.126 ; Polybe, Histoires, 38.8.10.12, 38.1.1.6.
[7]. A. E. Astin, Scipio Aemilianus, Oxford, 1967, p. 36, 53, 280-81 ; Yann Le Bohec, Histoire militaire des guerres puniques, Monaco, 1995, p. 311, avec une estimation des survivants à plus de 55 000 ; Huss, Geschichte, 455-56 n.133 ; Plutarque, Vies d’Aristide et de Caton, 157.
[8]. Les conquérants athéniens de Mélos en 416 « ont mis à mort tous les mâles adultes capturés et ont vendu les femmes et les enfants comme esclaves ». Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, V.115.
[9]. L’ordre sénatorial était : « Il est décidé que les villes qui se sont alliées de manière constante avec l’ennemi doivent être détruites » (Appien, Histoire romaine, 8.135). Tunis, Hermaea, Néapolis et Aspis « ont été démolies » (Strabon, 17.3.16). Bizerte a été détruite, et sept villes ont été épargnées (Le Bohec, Histoire militaire, 314). Le sort des alliés de Carthage : Kélibia, Nabeul et Néphéris n’est pas spécifié (298-99, 308).
[10]. Vogel-Weidemann, « Carthago Delenda Est », p. 80 ; Huss, Geschichte, p. 441-2.
[11]. Harris, dans Cambridge Ancient History, VIII, 160. « Un tel diktat était l’équivalent d’une sentence de mort [à l’adresse de Carthage]… la destruction de ses temples et cimetières, la déportation de ses cultes, étaient un coup sûrement plus mortel que le déplacement de la population ». Lancel, Carthage, p. 413. Voir Badian, Foreign Clientelae, p. 138.
[12]. Astin, Scipio Aemilianus, p. 51, 53 ; Appien, Histoire romaine, 8.12.83-85, 89.
[13]. Harris, dans Cambridge Ancient History, VIII, p. 154 (« la soumission et le désarmement n’étaient pas suffisants »), p. 161. « Le Sénat a envoyé dix … députés pour régler les affaires de l’Afrique… Ces hommes ont décrété que si quelque chose restait encore debout à Carthage, Scipion devrait raser ceci à la base, de sorte que personne ne puisse y vivre ». Appien, Histoire romaine, 8.20.135.
[14]. Un ami de Scipion l’Africain a dit pendant le débat au Sénat sur la politique carthaginoise en 201 qu’il était « juste et opportun pour notre prospérité de ne pas exterminer des races entières, mais de les amener à un meilleur état d’esprit ». Appien, Histoire romaine, 8.9.58. Polybe a écrit sur ce débat 50 années plus tard en affirmant que « les disputes entre eux concernant l’effet sur l’opinion étrangère les ont presque dissuadés d’aller en guerre » contre Carthage (Les Histoires, 36.1.2.4). Il a raconté les opinions grecques sur la destruction de la cité par Rome (36.2.9) ; « il n’est pas facile de trouver un sujet plus renommé » (36.1.1). Astin, Scipio Aemilianus, p. 52-3, 276-80.
[15]. A. E. Astin, Cato the Censor, Oxford, 1978, p. 127-28 ; Badian, Foreign Clientelae, p. 125.
[16]. B. Dexter Hoyos, « Caton’s Punic Perfidies », Ancient History Bulletin, 1.5 (1987), p. 112-121, à 120.
[17]. Ben Kiernan, « Sur la notion de génocide », Le Débat (Paris) 104, mars-avril 1999, p. 179-92.
[18]. Harris, Cambridge Ancient History, VIII, 155, 160, notant « la difficulté de croire que Carthage elle-même était une source de profonde peur à Rome dans les années 150 » (153). Strabon a spécifié que les préparations de guerre des Carthaginois ont suivi le dernier ultimatum de Rome (17.3.15). Vogel-Weidemann argumente que Carthage était « bien armée … Des restes de navires et une grande quantité de matériel » avaient été trouvés (« Carthago Delenda Est, », p. 86-7). Maroti est d’accord : « Au début du siège, la flotte carthaginoise était prête au port … les nouveaux bâtiments n’attendaient que d’être construits contre Rome » (227). Le port de Carthage pouvait accueillir 250 navires, ce que Limonier appelle une violation du traité de 201. Mais il ajoute (409, n.27) que les navires de guerre n’étaient pas mentionnés dans les demandes romaines de 149 et pouvaient avoir été construits ultérieurement, ou refaits à partir des navires commerciaux. Badian, citant Strabon (17.3.15) dit « les Carthaginois avaient certainement le peu de navires de guerre permis par le traité » (Foreign Clientelae, 134n.). D. Kienast croit que « le matériel naval … était destiné à l’augmentation de la flotte marchande », Harris écarte le matériel naval et les navires de guerre (Vogel-Weidemann, 93, n. 88). Voir également Astin, Scipio Aemilianus, 270-76.
[19]. L’ordre donné par le Sénat aux Carthaginois « d’abandonner leur cité et de se déplacer vers l’intérieur des terres était la meilleure méthode pour inciter ce peuple humilié, privé de son passé, de se placer au service d’un prince numide … une masse qui désespérait de Rome et était prête à n’importe quoi pour récupérer sa patrie perdue » (Limonier, p. 407).
[20]. Vogel-Weidemann suggère que Rome « dans sa vengeance pouvait faire plutôt preuve de froide politique, à savoir, de liquider pour une bonne fois tous les centres traditionnels d’opposition à Rome et, si possible, de donner un exemple » (p. 88), citant W.V. Harris, War and Imperialism in Republican Rome, 1979, p. 234-40, et Diodore, dans le sens que depuis 168 av. J.-C., « à n’importe quel prix », Rome « cherchait à assurer sa prédominance par la peur et l’intimidation en détruisant les cités les plus éminentes » (83, p. 85-6).
[21]. Cornelius Nepos : A selection, including the lives of Caton and Atticus, tr. N. Horsfall, Oxford, 1989, p. 35.
[22]. Plutarque, Vies, p. 173 ; Cornelius Nepos, p. 37-8 (Pline, NH 8.11).
[23]. Tite-Live, Rome and the Mediterranean, tr. H. Bettenson, Harmondsworth 1976, 34.4., p. 144.
[24]. Vogel-Weidemann, 92n.73, citant le discours de Caton. De bello Carthaginiensi, dans H. Malcovati, Oratorum Romanorum Fragmenta 3, 1967, fr. 195.
[25]. Cato and Varro on Agriculture, tr. W. D. Hooper et H. B. Ash, Cambridge, Ma., 1993, Introduction, x.
[26]. Tite-Live, Rome and the Mediterranean, 155-58 ; Cornelius Nepos, p. 5 ; Plutarque, Vies, 113-117.
[27]. Maroti, « Carthage’s Destruction », p. 226 ; Astin, Cato, p. 126-7 ; Plutarque, Vies, 157-59.
[28]. « La manière utilisée par Caton pour propager son chauvinisme italique les a interpellés ». F. J. Meijer, « Cato’s African Figs », Mnemosyne, Vol. XXXVII, Fasc. 1-2 (1984), p. 117-124, à 122-23 ; Marcus Cato, De Agri Cultura, 8. 1, et Marcus Terentius Varro, De Re Rustica, I. 41, dans Cato and Varro on Agriculture, 21, p. 273.
[29]. Maroti, « Carthage’s Destruction », p. 228 ; Cicéron, On the Good Life, tr. Michael Grant, Londres, 1971, p. 171.
[30]. Caton, De Agri Cultura, dans Cato and Varro on Agriculture, 3.
[31]. Polybe, The Rise of the Roman Empire, tr. Ian Scott-Kilvert, Londres, 1979, p. 529.
[32]. Cato and Varro on Agriculture, ix ; Plutarque, Vies, p. 95, 143-47.
[33]. Appien, Histoire romaine, 8.12.86-9 ; W. V. Harris, dans Cambridge Ancient History, VIII, p. 156.
[34]. Tite-Live, Rome and the Mediterranean, p. 141-47 ; voir également Nels W. Forde, Cato the Censor, p. 101-4.
[35]. Plutarque, Vies, p. 143, 153, 115, 133.
[36]. Ramsay MacMullen, « Hellenizing the Romans (II siècle avant J.-C.) », Historia 44 (1991), p. 429-30, 434.
[37]. Cornelius Nepos, 5-6 ; Cato and Varro on Agriculture, x-xi.
[38]. Tite-Live, Rome and the Mediterranean, p. 144 ; Plutarque, Vies, p. 101 ; MacMullen, « Hellenizing » p. 427-28, 433.
[39]. Sur l’ouverture précoce des nobles romains à la culture grecque, MacMullen, « Hellenizing », p. 426 ; J. Briscoe, « Caton the Elder », Oxford Companion to Classical Civilization, S. Hornblower, A. Spawforth, (éds), Oxford, 1998, p. 146.
[40]. Cornelius Nepos, 6, et commentaire, 57 ; voir également Cato and Varro on Agriculture, xii.
[41]. Frank M. Snowden, Jr., Blacks in Antiquity, Cambridge, Ma., 1970 ; Susanna Morton Braund, « Roman Assimilations of the Other : Humanitas at Rome », Acta Classica XL (1997), p. 15-32.
[42]. Cornelius Nepos, 5, 36, note, p. 47 ; Astin, Caton, 171, citant Ad Filium de Caton depuis Pline, NH., 29. 13 f.
[43]. « Ensemble de traités de philosophie grecque retrouvés en 181 qui ont été à peine examinés avant d’être détruits par ordre sénatorial – il était craint que leurs enseignements ne soulèvent des doutes sur la religion ». En 173, Rome a expulsé les enseignants de la philosophie épicurienne. (MacMullen, « Hellenizing », p. 435). Sur la « paranoïa concernant les médecins grecs » de Caton et sa vue des « statues étrangères comme profanation, » 436nn62, 63.
[44]. Plutarque, Vies, p. 147-149.
[45]. MacMullen, « Hellenizing », p. 432 n. 41 ; Plutarque, Vies, p. 129.
[46]. Plutarque, Les Vies, p. 159-61 ; V. Krings, « La Destruction de Carthage : problèmes d’historiographie ancienne et moderne », Studia Phoenicia, X, Les guerres puniques, Louvain, 1989, p. 329-344, à 335.
[47]. Dubuisson, « Delenda est Carthago », p. 285.
[48]. Ben Kiernan, « Twentieth Century Genocides : Underlying Ideological Themes from Armenia to East Timor, » dans R. Gellately et B. Kiernan, (éds), The Specter of Genocide, New York, 2003, p. 29-51.
[49]. Jasper Griffin, Virgil, New York, 1986, p. 27, 36ff.
[50]. Virgile, Géorgiques 2, trans. The Internet Classics Archive,
[51]. Géorgiques 3, cité dans Griffin, Virgile, p. 52.
[52]. Ellen Oliensis, « Sons and Lovers : Sexuality and Gender in Virgil’s Poetry, » dans Charles Martindale, (éd.) The Cambridge Companion to Virgil, Cambridge, 1997, p. 297-99.
[53]. Griffin, Virgil, 84, 62, L’Énéide : tr. J. Perret, Les Belles Lettres, Paris, VIII, 698.
[54]. Griffin, Virgil, 63-4, p. 54.
[55]. Virgile, L’Énéide, I, 15-22.
[56]. Virgile, L’Énéide, II, 361-69, 438-39, 501-5, 516, 554-58, 581, 565-66.
[57]. Virgile, L’Énéide, I, 279, 299-304, 423-32, 450-52, 460-63.
[58]. Griffin, Virgil, p. 110.
[59]. Virgile, L’Énéide, I, 488, 494-96, 527-28, 573, 598, 602-5, 630.
[60]. Virgile, L’Énéide, I, 661, 674, 648-55, 712-13, 730-33, 750 ; II, 755 ; III, 3.
[61]. Voir Philip R. Hardie, Virgil’s Aeneid : Cosmos and Imperium, Oxford, 1986, p. 282-4.
[62]. Virgile, Énéide, VI, 458, 471-76, 756-58, 789-90, 841-43.
[63]. West, « Introduction », W. Y. Sellar, Virgil, Oxford, 1897, p. 59, 68.
[64]. Tite-Live, Rome and the Mediterranean : Books XXXI-XLV of The History of Rome from its Foundation, tr. H. Bettenson, Londres, 1976, p. 596 (XLIV.44), Introduction, p. 20. Strabon, Géographie Livres III, VIII, et Appien, Libyca 69, Histoire romaine 8.20.135, mentionnent également la destruction de Carthage.
[65]. Tite-Live, Rome and the Mediterranean, 430 (39.40).